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Michael Diebold : "Les solutions durables ne peuvent être imaginées qu'avec les citoyens"

Coordinateur régional - Association Moderniser sans exclure sud

Une fois n'est pas coutume, l'acteur du mois est une association : Moderniser sans exclure Sud. Une des dernières rescapées du réseau initié par Bertrand Schwartz, MSE Sud, travaille très activement à créer du lien entre citoyens et institutions. Avec l'outil video, elle s'attache à rendre la parole aux bénéficiaires, usagers, allocataires… appliquant le principe cher à son fondateur, une politique réussie doit "se faire avec" et non pas "pour" les citoyens. Son coordinateur régional, Michael Diebold nous trace le portrait d'une association outil partagé du changement.

Apriles : D’où est venue l'idée de Moderniser sans exclure et le concept d'automédiatisation ?
Michael Diebold : D'une conviction profondément ancrée chez le fondateur du réseau, Bertrand Schwartz. Celle que pour réussir toute politique ou dans une moindre mesure tout projet, il faut "faire avec" et non pas "pour" les personnes. Egalement du constat qu'il dressait à la fin des années 1980, que les bénéficiaires des politiques sociales et notamment de l'insertion étaient trop rarement écoutés. Il est vrai que sur ces questions, on entendait les responsables politiques, les journalistes, parfois les formateurs mais jamais les principaux intéressés, ceux qui vivaient cette précarité et à qui étaient destinés les dispositifs.
Pour Bertrand Schwartz, les solutions durables ne peuvent être imaginées qu'avec les citoyens. Or, le degré zéro de la participation, c'est écouter et entendre ce que les personnes ont à dire : à la fois sur la façon dont elles perçoivent leur situation, les propositions qu'elles sont en mesure de faire et le regard critique qu'elles portent sur le dispositif existant. Partant de la il a imaginé une méthode qui utilise l'outil vidéo, estimant qu'il est un moyen d'expression plus accessible que l'écrit pour les publics ayant un faible niveau de qualification.
Afin de mettre en œuvre et développer cette approche, Bertrand Schwartz initie durant deux ans une recherche action et parcourt la France pour constituer sur les territoires des équipes censées porter ce dispositif d'expression.

A. : L'envie d'essaimer sur le territoire ?
M. D. : De constituer un réseau. Sur une douzaine de territoires métropolitains, des microéquipes ont été mises en places tantôt portées par des missions locales, des associations propres ou encore rattachées à des universités. Durant les deux années de recherche action, la méthode va être affinée au contact direct du terrain et dans le cadre de trois à quatre séminaires par an durant lesquels les équipes régionales se retrouvent pour échanger leurs expériences réciproques. Ainsi, sur Marseille, la démarche de Moderniser sans exclure a d'abord été pilotée par le CEFIS – centre d'évaluation et de formation pour les innovations et la solidarité, dirigé par François Le Merlus. L'association n'est créée qu'en 1996, après la cessation d'activité du Cefis.

A. : Comment définiriez vous l'automédiatisation ?
M. D. : C'est un outil, une démarche d'accompagnement du changement et d'amélioration de la réponse sociale. Elle consiste à utiliser le support vidéo pour permettre l'expression de la parole des citoyens (bénéficiaires, usagers…) et la confronter à celles des professionnels, politiques… A l'opposé d'une démarche de communication, les films que nous réalisons montrent avant tout ce qui ne fonctionne pas, considérant que si on ne regarde pas en face les dysfonctionnements cela peut avoir un coût social, humain et économique important. A l'inverse, la démarche permet également de valoriser ce qui fonctionne et les innovations des acteurs.

A. : A qui s'adresse-t-elle ?
M. D. : Elle peut être demandée par une association qui souhaite par exemple que la qualité de son travail soit mieux reconnue par son principal bailleur. Cela peut être aussi une institution (collectivité locale, organisme social, Etat…), qui aurait besoin de savoir ce que pensent les allocataires du RMI, les habitants d'un quartier en rénovation ANRU ou encore une entreprise d'insertion qui entend améliorer le parcours de ses salariés en interne… Enfin, nous pouvons également nous autosaisir pour travailler sur une politique publique pour laquelle nous estimons que notre démarche pourrait apporter des éléments. Nous avions ainsi travaillé sur l'écoute des jeunes et des encadrants dans le cadre de l'élaboration du nouveau service - emplois jeunes. Globalement, nos principaux domaines d’intervention se situent dans l’insertion, l’emploi, (gestion des âges dans l’entreprise, analyse des pratiques professionnelles), la réussite éducative, la formation professionnelle continue, la politique de la ville et la participation des habitants, la lutte contre toutes les formes de discrimination, le développement (social) local et solidaire et la démocratie participative.

A. : Comment se déroule une automédiatisation ?
M. D. : Le processus commence toujours par une étape d'initialisation. Il s'agit d'une phase de négociation au cours de laquelle on essaie de répondre collectivement à la question "qui a envie de parler, à qui et pourquoi?". En bref, existe-t-il une volonté d'écoute au sein des institutions potentiellement concernées et ses acteurs acceptent-ils de prendre du temps pour écouter et rencontrer les bénéficiaires. En face, les citoyens concernés acceptent-ils de témoigner devant la caméra et de s'exprimer. Pour aboutir à ce double volontariat, on organise des réunions d'information, processus d'appropriation où on invite les personnes à se poser la question "qu'est ce que moi j'attends de ce travail?".

A. : C'est une étape importante ?
M. D. : Oui et au commencement, nous n'avions pas pris la mesure de cette importance. Aujourd'hui on y consacre beaucoup de temps. En souriant, j'ai coutume de dire : "J'essaie de décourager nos interlocuteurs de s'engager avec nous et si je n'y arrive pas c'est dans ce cas là que nous faisons de belles choses ensemble". De fait, le fondement du processus consiste à écouter la parole de l'autre. Chacun doit être prêt à se remettre en question dans ce qu'il est et ce qu'il fait. Sur le papier personne n'est contre écouter mais quand par exemple, pour une assistante sociale il s'agit d'être confronté au regard très critique d' un groupe de 15 allocataires du RMI, cela devient un exercice éminemment plus compliqué. Chacun des acteurs doit avoir conscience de l'âpreté de l'exercice.
Au cours de cette phase, nous énonçons les règles déontologiques et méthodologiques de l'automédiatisation. La démarche doit refléter une expression collective, celle de groupes qui réfléchissent et pas des entretiens individuels ; elle s'inscrit dans la durée, de trois mois, à plus de trois ans ; ce qui permet de retracer des cheminements et de valoriser des avancées qui ont pu avoir lieu à travers les rencontres et les situations d'écoute. Le format du film est également volontairement "long", de 30 à 50 minutes, car les formats courts ne permettent pas réellement l'écoute. Enfin, les points de vue même minoritaires dans le groupe doivent figurer dans le montage. L'idée pour nous de faire ce film est de créer des espaces de parole et de débat, ce que ces opinions sont en général beaucoup plus à même de générer.
Cette première étape se conclue par la signature d'un protocole d'accord faisant état des attentes et des engagements des uns et des autres, et mettant en place notamment un ou plusieurs groupes d'expression, pour nous groupe producteur, composé de 7 à 15 personnes qui sont prêtes à s'exprimer.

A. : Vient ensuite la phase d'expression…
M. D. : C'est la phase opérationnelle proprement dite. On est avec un groupe producteur composé de personnes volontaires qui vont choisir librement les thèmes dont elles veulent parler et les destinataires auxquels elles vont s'adresser. Dès lors, s'engage une série de rencontres filmées à un rythme hebdomadaire ou bi hebdomadaire. Lors de la première séance, les personnes sont initiées au rudiment de la caméra afin d'être filmé mais aussi "filmeur". A la séance suivante, le film ainsi réalisé est visionné par le groupe afin de permettre de retenir ou non les propos prononcés ainsi que de compléter, d'approfondir, d'affiner la pensée collective. On est ainsi dans une auto confrontation à sa propre parole. Ce qui est parfois très douloureux mais avec une règle, celle qu'on ne diffuse jamais ce que les individus n'ont pas envie de montrer. Ainsi, on peut tout dire sans crainte de la médiatisation.

A. : C'est ce support travaillé qui devient le vecteur de la troisième phase ?
M. D. : Oui, celle que nous appelons la phase d'enrichissement. Le groupe y présente le film aux professionnels, responsables administratifs ou politiques ciblés, afin de provoquer réactions et débats. Ces débats sont également filmés et le film initial est enrichi de ces échanges. Avec une, deux, trois voire quatre rencontres selon les interpellations et les questionnements, le groupe arrive à un document validé avec et par toutes les personnes qui apparaissent à l'écran. On passe enfin à la phase de diffusion du document qui relève de la volonté des différents protagonistes qui en sont les propriétaires : "acteurs" filmés, structures et MSE.
Le document peut par exemple être diffusé soit dans les centres de formations ou encore dans les quartiers dans le cadre de questionnements sur la place des habitants et les politiques de réhabilitation … Nous sommes aidés en cela par un Comité de veille qui constitue le lieu permanent de réflexion critique sur notre propre travail. Il associe les commanditaires, les organismes qui nous ont fait confiance, les membres des groupes producteurs et les administrateurs de l’association. Cette instance analyse à partir du visionnage collectif d’une production, les résultats, les difficultés rencontrées et participe à l’élaboration des stratégies de diffusion.

A. : Quel impact visible de l'automédiatisation ?
M. D. : Au niveau individuel, on note que les personnes qui acceptent de s'engager dans le processus et dans ce travail de confrontation à leur propre parole perfectionnent leur capacité d'écoute et surtout prennent confiance en leur propre capacité à dire des choses, à proposer. J'ai en tête le témoignage de Michèle au sein d'un groupe de salariés en Contrat emploi solidarité, qui explique dans le film réalisé à quel point il est difficile d'être sans emploi car constamment perçue par les autres comme "quémandeur". "Or, en réalisant ce film et en le montrant à la direction générale de l'Inra d'Avignon, c'est la première fois que je venais dans le bureau du directeur en apportant quelque chose. Je suis sortie de là en existant dans le regard des autres et à mon propre regard", témoigne-t-elle devant l'écran. Je pense encore à un jeune, Lucien qui avait des problèmes de bégaiement. Durant six mois, il est resté derrière la caméra. A la fin du projet il a clairement exprimé son envie de parler et regretté de n'avoir pas osé jusque là…

A. : Elle permet également de faire progresser le fonctionnement institutionnel ?
M. D. : Evidemment. La structure qui accepte d'entendre la parole et qui en tient compte détient là un outil pour améliorer son activité. Les effets sont aussi divers que la centaine de films réalisée mais cela peut amener par exemple à repenser la question de l'accueil pour les usagers…
Cela permet dans d'autres cas d'améliorer le fonctionnement et les relations entre professionnels et citoyens. Dans un film réalisé avec une mission locale, il y a une jeune femme qui dit "moi quand je viens j'aimerais bien être dans un bureau isolé et ne pas toujours changer d'interlocuteur". Or, lors de la rencontre avec les conseillers d'insertion de la mission, ces derniers ont expliqué leurs conditions de travail: la masse de demande qui arrive, leur volonté de gérer au plus vite les demandes qui affluent et donc l'impossibilité de consacrer un temps suffisant à la personne pour ses particularités. A partir de là, les regards de la jeune femme et de la conseillère d'insertion l'un sur l'autre ont évolué.

A. : Vous êtes aussi intervenus dans le champ de l'éducation?
M. D. : C'était une démarche d'automédiatisation d'un groupe de parents qui n'arrivaient pas à établir le contact avec les enseignants de l'école de leurs enfants. Au premier rendez-vous de tournage, le groupe a témoigné devant la caméra des problèmes rencontrés et lorsqu'ils ont visionné les rushes, deux d'entre eux ont fait le constat que la violence de leur propos rendait leur point de vue inaudible auprès du corps enseignant. C'était la première fois qu'elles se voyaient en train de vider leur sac, et elles ont décidé de reformuler leurs critiques. Le film a été montré aux enseignants ce qui a permis une mise à plat des regards. Ce qui était en question c'était pas tant la situation, que la perception de chaque groupe.

A. : Ou en est le réseau Moderniser sans exclure aujourd'hui ?
M. D. : Des 12 territoires initiaux, seulement deux sont encore très actifs, MSE Sud et MSE Rhône Alpes. Il faut dire que l'exercice de prendre contact avec une collectivité pour leur demander de financer une expérience mettant en lumière ce qui ne marche pas, est difficile. En outre, la période de crise économique et de bouleversement institutionnel n'encourage pas à l'introspection.

Propos recueillis par Emmanuel Maistre

Retrouver MSE Sud et le catalogue de la vidéothèque des 100 films produits par l'association sur http://msesud.fr