Fanny Lacroix, plaidoyer pour un "droit au village"
Fanny Lacroix est maire de Châtel-en-Trièves (Isère, 500 habitants), depuis 2020. Née en 1985, elle fait partie de ces jeunes maires qui souhaitent redonner du sens à l’action publique en impliquant fortement les habitants. Dans sa commune, les habitants se sont engagés dans de multiples projets qui en font un territoire exemplaire. En charge de la transition écologique de l’AMRF, l’édile anime une réflexion avec une centaine de communes sur le rôle que pourraient mieux jouer les maires sur ces questions.
Vous soutenez l'idée qu'il faut remettre la citoyenneté au cœur de la démocratie, redonner une la place à chacun dans les processus de décision. Selon vous, l'enjeu est non seulement local, mais aussi global. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Chacun en a conscience, notre monde est confronté à de multiples crises, environnementale, économique, sociétale, qui nécessitent la mise en œuvre de profonds changements. Or, les enjeux globaux que posent ces nécessaires transitions semblent échapper au citoyen ordinaire. Ce qui fait le lit du scepticisme sur la capacité de notre système politique républicain d’être à la hauteur de ce moment de l’Histoire. Prenons l’exemple de la transition écologique, souvent présentée comme un défi technique et technologique. Sans sous-estimer l’importance de la recherche et de la conversion du tissu industriel et technique, je suis persuadée que le défi que pose la transition écologique tient avant tout à notre capacité à mettre en œuvre ce terme galvaudé du « vivre ensemble », ou plus précisément du « faire cité ensemble », l’expression recouvrant mieux la dimension de transition politique et démocratique. Alors que la société française a tendance à attendre sa sécurité d’un état surplombant, la transition qui doit être engagée est plutôt celle de l’avènement d’une société civile pleinement impliquée et actrice dans la prise en main de son destin.
L’enjeu politique de notre siècle est donc de trouver la manière de pouvoir jouer cette partition collective en activant les capacités d’agir de chacune et chacun, à tous les niveaux. Enjeu qui prend l’allure d’une véritable gageure, dans un moment de notre histoire où la posture individualiste et consumériste semble avoir atteint son apogée. Et où les contours même de la notion de citoyenneté rencontrent des difficultés à être définis.
Qu’est-ce qu’être citoyen aujourd’hui ? Ce débat tellement essentiel pour la survie de nos démocraties mériterait d’être porté à l’échelle nationale et par là même, européenne. Le cloisonnement étanche que nos sociétés ont construit entre, d’une part le travail représentant l’unique forme de contribution à la vie de la Cité, et la vie privée et les loisirs, neutralise bien souvent l’importance d’avoir des obligations collectives lorsque l’on rentre du travail. Où se construit la contribution au pacte social ? Sommes-nous des êtres véritablement accomplis sans participation à l’œuvre politique ? N’est-ce pas là un besoin fondamental pressenti par Aristote voyant en l’homme un « animal politique » ?
L’identification de cette carence et de ses conséquences sur l’organisation du temps, de la vie et de l’espace de nos sociétés permet d’expliquer le profond mal-être que ressentent les individus. Et cela dans un contexte international et environnemental qui nécessite pourtant une réaction rapide et collective. Ce mal-être creuse le lit du ressentiment généralisé envers notre organisation sociale, pouvant avoir des effets directement délétères sur le fonctionnement de nos démocraties et de nos institutions. Montée de la défiance envers toutes formes d’institutions, développement de l’abstention, progression du radicalisme et du vote pour les extrêmes : voilà autant de symptômes d’une société en crise d’engagement.
Face à ces symptômes, la commune pourrait donc être le terreau d'une citoyenneté renouvelée ?
Les communes, et notamment les petites communes rurales, représentant 82 % des communes de France et 70 % du territoire national, peuvent être le lieu d’un ré-ancrage et d’une réappropriation du politique. Car, c’est grâce à la grande proximité de ces institutions et à leur capacité à faire une place à chaque citoyen qu’une nouvelle espérance peut naître. En effet, les territoires ruraux ont cette force d’être maillés de petites communes rurales (moins de 3 500 habitants selon la définition de l’Insee) qui ont cet avantage exceptionnel de permettre de faire coïncider un territoire, une communauté d’acteurs, avec une vision politique partagée et qui fait sens. Une commune rurale peut porter un véritable changement culturel. Les maires peuvent être les chefs d’orchestre de ce changement. La commune devenant le lieu de l’éveil à la citoyenneté, le terreau de l’engagement.
Plus précisément, c’est au niveau le plus local que nous pouvons, nous, les maires, réconcilier, renouer les fils quelques peu distendus avec nos populations. En effet, tous les citoyens connaissent le maire de leur village et le respectent au-delà des étiquettes. Les élus des conseils municipaux évitent de sombrer dans les guerres partisanes qui empêchent souvent les projets d’avancer. C’est le pragmatisme qui domine. De fait, l’interconnaissance positionne les individus au cœur de la politique locale, ce qui tranche avec les technostructures qui augmentent selon la taille des échelons des territoires. Quand on vient du milieu urbain, la découverte de la ruralité est comme la découverte d’un autre monde, qui offre un référentiel politique et social complètement différent, à rebours de l’état français centralisé et de son addiction à la conceptualisation.
C’est ainsi que je conçois ma fonction de maire, avec la volonté de donner envie à chacun de venir s’inscrire dans la partition collective, à sa manière. Chacun peut imaginer, construire son propre espace de contribution si celui-ci n’existe pas déjà. C’est ainsi qu’il pourra accéder, si cela n’est pas encore le cas, à sa fonction de citoyen.
Vous défendez la notion de droit au village. Pouvez-vous nous l'expliquer?
J’estime que l’accession à la citoyenneté est si fondamentale pour les individus, qu’elle doit être érigée comme un nouveau droit, qui doit aussi être considéré comme une étape fondamentale vers la notion de devoir.
Ce droit au village pourrait se définir comme le droit de pouvoir contribuer, mettre sa marque sur son espace de vie, apporter sa contribution à l’histoire du monde. C’est avec le droit au village que nous pouvons ainsi réconcilier l’individu avec les différentes échelles d’intervention politique. Grâce au droit au village, la commune serait ainsi érigée comme l’espace politique le plus adéquat pour jouer la partition des diverses transitions, dont principalement la transition écologique.
Le droit au village ne concernerait pas uniquement les campagnes de France mais pourrait être considéré comme un principe républicain, au même titre que l’égalité ou la laïcité. Tous les citoyens de France pourraient revendiquer le droit en village, même en ville. Et pour ce faire, nous devons nous atteler à ce que la ville s’inspire de cet art de faire vivre la démocratie au cœur des villages, à « faire village en ville ».
Chaque parcelle d’espace public doit devenir un territoire du possible, un espace de respiration démocratique, un lieu de créativité, pour chaque citoyen qui pourra, s’il le souhaite, y porter sa marque.
C’est ainsi que l’on pourra faire sauter l’asphalte déshumanisant, pour construire avec les habitants, des cafés, des jardins, des aires de jeux, des zones buissonnières où les enfants pourront réinventer le monde par l’imaginaire. C’est ainsi que l’on pourra réimplanter de l’artisanat local, de l’administration, des lieux de culture à taille « village », regardant vers le citoyen. Nous devons reprendre le goût de l’aménagement du territoire pour recréer un lien charnel, sensible entre les citoyens et la Cité. Plus de nature dans nos villes n’est pas suffisant. Nous voulons une ville plus humaine, pour retrouver partout des services minimums de proximité, des lieux de vie sociale, des lieux d’accroche, des espaces de contribution civiques, nous rappelant sans cesse notre citoyenneté et notre engagement dans l’histoire globale.
Il s'agit donc de repenser le rôle des élus municipaux ?
Une des principales compétences de la commune, quelle que soit sa taille, serait donc de faire vivre ce droit au village pour tous les habitants de son territoire. Le maire deviendrait l’animateur d’une citoyenneté active à vocation universelle, offrant matière à chacun pour faire vivre notre pacte social et à donner corps à la transition écologique.
Quelle vision passionnante et enfin politique du mandat donné au premier édile de notre République ! Fini alors cet éreintement, ce désenchantement des élus devenus essentiellement gestionnaires, concevant bien trop souvent la politique de leur commune comme l’on conçoit la gestion d’un syndicat de copropriété. Nous apprendrons à faire confiance à nos services pour gérer l’ordinaire, et nous nous tournerons vers ce qui sera propre à notre tâche d’élus de la République : prendre soin du corps social en mettant en œuvre dans les actes, de la manière la plus concrète possible, le fonctionnement de la démocratie. En travaillant à l’élévation de chaque citoyen, afin de contribuer à en faire un acteur pleinement intégré à l’Histoire collective, ici et maintenant, trouvant écho dans le récit national, européen et mondial.
Crédit photo : Sénat/S. Kerlidou