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Christophe Jibard : Place aux habitants !

Agent de développement social - Bagneux
Portrait

Du quartier de la pierre plate à Bagneux où il grandit, aux cités dans lesquelles il officie aujourd’hui pour le compte d’ASMAE en tant qu’agent de développement social, pour certains, c’est plié : Christophe Jibard n’a pas fait beaucoup de chemin. Et pourtant, à y regarder de plus près, le parcours de l’organisateur communautaire - comme on dit à l’association de Sœur Emmanuelle – est bien plus riche qu’il n’y parait. Nourrie par des va-et-vient entre le terrain et ses pratiques, l’université et ses savoirs, mais aussi par des doutes, des réflexions ainsi que des combats personnels, la carrière de Christophe Jibard est pleine d’enseignements. Portrait d’un acteur dé-formé au développement local.

Christophe est né en 1968, mais de ses premières années à Bagneux (92), il ne se rappelle pas grand-chose : « Mon histoire débute avec mon entrée à l’école primaire, où je refuse d’apprendre à lire et écrire et je ne comprends pas ce qu’on attend de moi. J’en garde le souvenir de la colère des adultes …» En difficulté à l’école, estampillé dyslexique, Christophe se plonge alors dans les livres. « Ma mère, d’origine rurale, avait résisté à l’entrée du téléphone et de la télévision dans notre foyer mais elle avait investi dans une série d’encyclopédies. Me percevant inadapté, cette quasi boulimie de lecture comblait le vide de l’école et me rassurait. Je prenais conscience que mes résultats scolaires médiocres n’étaient pas le reflet de mon goût d’apprendre et de ma curiosité, » témoigne-t-il… Au regard de ses notes, Christophe est évidemment orienté vers la filière professionnelle… « Plusieurs enseignants vont alors montrer peu d'estime pour les formations qu’ils dispensaient. Un professeur, en particulier, nous répétait que nous n’étions pas en formation professionnelle pour poser des questions mais pour apprendre et appliquer les règles à la lettre. Ce discours m’a révolté et je me suis fait la promesse d'entrer un jour à l'université ». Pour la première fois, Christophe donne un but à sa scolarité.

Un premier engagement social : son quartier

En 1991, il rentre à l'université par la petite porte, en géographie. Il obtient un DEUG en 3 ans… Il acquiert des outils d’analyse sur le rapport qu’entretiennent les hommes avec leur territoire. « Et j’ai commencé à regarder sous un nouvel angle le quartier dans lequel je vivais…. » Il s’intéresse alors à un épisode qui avait fortement marqué la vie de sa cité dans les années 80 : « Un été, trois jeunes décèdent d’overdose. Ces disparitions déclenchent la mobilisation des habitants qui décident avec l'aide des travailleurs sociaux, de s'organiser pour éviter que de tels drames se reproduisent. Ma mère, peu impliquée jusqu'alors dans la vie du quartier, s’y engage par crainte de voir ses enfants emprunter des chemins inconnus d’elle. Les habitants et travailleurs sociaux, avec le soutien d’une équipe d’intervenants en santé communautaire, décident d’organiser une formation. Durant trois mois, ils vont inviter et bousculer, deux soirs par semaine, tous les professionnels, (médecin, psychologue, police, juge, sociologue, géographe…) qui travaillent et réfléchissent sur les domaines de la toxicomanie ou de l'engagement des citoyens dans la transformation de leurs conditions de vie. À l'issue de cette formation, plusieurs dizaines d’habitants réalisent auprès de la population du quartier une enquête participative pour identifier les pistes d’actions pour l’avenir. Ils se regroupent ensuite pour créer l’association « Vis Avec Nous » qui gère depuis un club de prévention.
Se replongeant dans cette histoire, Christophe va à la rencontre des acteurs de l’époque : « Ils mettent tous en avant le rôle central des habitants. Ils sont, de par leur place, leur implication et la connaissance qu’ils ont de leur environnement, à même de produire des réponses adaptées aux problèmes de leur quartier. J'entends également pour la première fois le nom de Paolo FREIRE, pour qui « Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire de leur action sur le monde». Ainsi, une réflexion peut être valide sans recevoir obligatoirement l'adoubement des lieux de savoir et de connaissances institués. Cette découverte, m’a réassuré. Par ce début de confiance retrouvée dans mes capacités et la validité de ma pensée, je m'autorisais à agir dans mon quartier ». Pendant 3 ans, il s’y implique en organisant et en animant du soutien scolaire. Avec le BAFA, il se forme aux techniques d’animation et aux méthodes pédagogiques actives prenant en compte les qualités, capacités et centres d’intérêts de chaque enfant (pédagogie différenciée). « Je découvre ainsi que cette conception de l’homme et des rapports sociaux dont parlait Paolo FREIRE imprègne différents milieux, différentes professions. Je ne suis pas seul et ma forme de pensée ainsi que les valeurs qui la sous-tendent sont partagées par d’autres. Elles existent au delà des limites de mon quartier. Elles ont leur place dans le monde.»

20 mois d’immersion dans la vie des migrants et la militance associative

En 1993, il est objecteur à l’Association de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés (A.S.T.I.) située sur l’Ile Saint Germain (Issy-les-Moulineaux), qui avait servi pendant plusieurs décennies à loger les ouvriers de l’usine Renault de l’île Seguin voisine. Proche de Paris et située en bord de Seine, l’île Saint Germain, avec un cadre de vie attrayant, faisait l’objet de nombreuses opérations immobilières. Au fur et à mesure, les logements d’ouvriers étaient rasés et leurs habitants relogés en lointaine banlieue pour faire place à des immeubles de standing. « Cette situation me révoltait, d’autant plus que la nouvelle population qui emménageait sur l’île désignait l’ancienne (et plus particulièrement les enfants) comme responsables des maux du quartier. » L'immersion dans les conditions d'existence et les luttes quotidiennes des familles migrantes le passionnent, mais il déplore l’absence des immigrés dans les instances de l’ASTI. « On parlait pour « eux », on agissait pour « eux ». Mais, « eux », qu'en pensaient-t-ils ? »

Se former pour agir plus efficacement

Christophe souhaite alors se former au soutien des actions collectives dans les quartiers dit « sensibles ». Il s’inscrit dans une formation à la fois universitaire et professionnelle et passe une Maîtrise en sciences et techniques du développement local. Les conceptions du développement local défendues par les enseignants de cette formation bouleversent ses convictions. « On me disait que la participation des habitants ne peut pas être un levier efficace de changement, car, à l’inverse des pays anglo-saxons, le système politico-administratif français ne donne pas d'existence légale aux communautés. Cette équipe défendait l’approche selon laquelle le principal levier de développement restait la mise en place de partenariats entre les acteurs institutionnels et économiques en s’appuyant sur les lignes de force culturelles - culture professionnelle essentiellement - des territoires en crise. » Christophe est ébranlé mais un travail avec l’équipe d’intervenants du Mouvement pour un Développement Social Local (M.D.S.L.) qui avait accompagné la démarche de formation-action sur les questions de toxicomanie et de mobilisation de la population, mis en place dans son quartier à Bagneux lui permet de se repositionner. Les membres de cette équipe travaillent et militent sur un même territoire, dans une démarche de co-construction de réponses qui prennent en compte les difficultés quotidiennes et les aspirations de la population, en l’associant, de la conception à la réalisation, aux actions la concernant. « J’ai pu mettre en tension les pratiques et la méthode d’intervention du M.D.S.L. avec les conceptions du développement local défendues par les enseignements et prendre de la distance avec leur modèle de développement local et social

Dans les secrets du fonctionnement des relations sociales

En seconde année de Maîtrise, sa recherche porte sur la commission extra-municipale des immigrés de la ville de Roubaix. Il s'agit d'une commande de la nouvelle équipe municipale de la ville qui souhaite mieux comprendre l'utilisation qui a été faite de cette commission par les municipalités précédentes. Cette commission a été conçue au départ pour créer un relais entre les représentants des différentes communautés immigrées (qui en 1977, à la création de la commission extra municipale, ne disposaient pas du droit de s'organiser en association) et les services de la mairie. Le but était de mettre en place des actions, qui répondaient aux objectifs de l'équipe municipale, en identifiant avec les représentants des communautés des besoins spécifiques. « Cette première recherche m’a permis, en expérimentant des grilles d'analyse stratégique issues de la sociologie des organisations, d’accéder à une réalité dont je n'avais jusqu'alors que peu tenu compte : le jeu des acteurs et les relations de pouvoir entre ces derniers. Les alliances, les stratégies de neutralisation et d’instrumentalisation entre élus, techniciens et population que ma recherche met à jour me font revoir de fond en comble les conceptions naïves et mécaniques (le citoyen vote pour choisir son représentant, l’élu fixe les orientations et décide et le technicien applique les décisions) que j’avais du fonctionnement politique et administratif en général, et des collectivités territoriales en particulier. Je me représentais les relations sociales comme une mécanique d’horloge où chaque rouage avait une fonction explicite et immuable. Ces quatre mois à travailler avec les membres de la commission extra municipale des populations immigrées m’ont permis d’y voir plus clair, de mieux saisir ce concept de participation et de comprendre que les individus (ainsi que moi-même) peuvent exercer leur liberté ou pouvoir, y compris dans des univers ou s’exercent sur eux des contraintes fortes».

L’apprentissage de mon métier : l’équipe, les habitants, le travail de terrain 

Christophe est ensuite embauché au MDSL-Intervention. « Nous répondions aux demandes d’élus, de responsables de services de collectivités territoriales qui souhaitaient associer les habitants ou usagers aux décisions et dispositifs d’actions publiques: réhabilitation d’un quartier, création d’un nouvel équipement… » Chaque intervention est une conception unique, construite en équipe, en s’appuyant sur nos ressources et en s’inspirant des méthodes de travail communautaire couramment utilisées en Amérique du Nord comme du Sud. « Arrivé, frais émoulu de l'université avec mon diplôme en poche et mon vécu d'habitant d'un quartier populaire, je me croyais tout équipé. Le rappel à l'ordre que m’adressent alors les habitants des quartiers et les discussions qui s’en suivent me remettent les pieds sur terre et rappelent plusieurs fondamentaux de mon métier. Avec les habitants, je comprends qu’il est important de prendre le temps de la rencontre, qu’ils m’accordent leur confiance et me guident pour rentrer dans leur monde, de manière à mieux les comprendre. Le développement social n’est pas qu’une affaire de techniques et d’outils. Il est fait surtout de relation et de réciprocité. C’est ensemble que l’on avance. Seul, il m'était impossible de m'attribuer la fonction d'accompagnateur. L'autre, le groupe, participait tout autant que moi à définir cette fonction. »

Changement de structure mais constance dans les pratiques

En mai 2001, Christophe intègre l’équipe de l’ONG A.S.M.A.E. - Association Sœur Emmanuelle qui défend une démarche ascendante qui part du terrain, dans laquelle les solutions sont élaborées sur mesure avec les acteurs locaux et s’appuient sur leurs potentialités et talents cumulés. Il travaille sur le programme Divers-Cité dont l’objectif est de soutenir des initiatives collectives d’habitants des quartiers sensibles (200 à 600 logements) en faveur d’enfants, d’adolescents et de tout type de projet favorisant le mieux vivre. Il aime son travail: « Tout y est, la posture d’écoute (on n’est pas dans l’« agir pour »), une échelle d’intervention au niveau du quartier, l’idée qu’il existe partout des ressources. L’expérience nous montre que dans un quartier, un immeuble, l’anomie n’existe pas. Il y a toujours des réseaux non institués sur lesquels on peut s’appuyer. C’est comme ça que j’envisage mon métier».   Ainsi, depuis bientôt 10 ans, Christophe accompagne des collectifs d’habitants dans l’organisation d’actions collectives à Montreuil, Saint-Denis et Paris 19ème.  Pour autant, il n’en a pas fini avec la formation. En 2007-2008, il passe un Diplôme d’études supérieures spécialisées, Master 2, formateur d’adultes, consultant accompagnateur de projets par la recherche-action : « un outil efficace dans les processus de changement». Surtout, celui qui 30 ans plus tôt était en difficulté à l’école est aujourd’hui formateur : Il prodigue des conseils aux élèves du DUT carrières sociales de Paris Descartes pour la constitution de leur dossier professionnel. A l’institut de formations sociales des Yvelines (IFSY) également, il enseigne l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC). Ainsi résume-t-il son parcours : « Pour exister dans le désordre du monde, je suis passé d’un cercle à l’autre, de l’individu à la famille, de la famille à la communauté, de la communauté au social, et, enfin, par le passage d’un investissement fait de militance associative au métier d’agent de développement. Ainsi, j'ai opéré ma transition identitaire en abandonnant, en gardant, en construisant ou en adoptant certaines valeurs, représentations et rôles.» Une leçon de vie, en somme…

Pour en savoir plus, lire la fiche : Des jardins partagés pour le vivre-ensemble au pied des tours 

Sébastien Poulet-Goffard