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Ahmed Bouzouaïd : «Passer de l’individuel au collectif puis au collaboratif»

Directeur - MUSE D. Territoire
Portrait

Le développement local, ce jeune entrepreneur en a fait son ADN. A l’issue de ses études, diplômes de sociologie et d’urbanisme en poche, Ahmed Bouzouaïd s’envole pour le Canada afin de se former à l’empowerment. C’est pour lui une véritable révélation. Dès lors, cette vision du développement des territoires ne le quittera plus : il décide de l’importer en France où il fait ses premières armes en créant avec deux amis une association pour la promotion de l’agriculture urbaine. Une expérience réussie qui les pousse à aller plus loin : en 2009, avec son compère Vincent Armengol, ils fondent MUSE D. Territoires, une agence de conseil d’un nouveau genre, experte en développement local et en participation citoyenne, qui travaille à créer les conditions de la coopération sur les territoires. Habitants, élus, acteurs publics et privés…, Ahmed Bouzouaïd croit en l’expertise de chacun. Son approche innovante, une méthode de travail réinventée à chaque action pour coller au mieux aux spécificités du territoire et de ses acteurs, on fait de MUSE D. Territoires un véritable laboratoire de l’intelligence collective.

Apriles : Quelle est l’activité de MUSE D. territoires ?
Ahmed Bouzouaïd :
C’est une agence de conseil dont le cœur de métier est le développement local et la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Nous nous structurons en trois métiers : le conseil, l’ingénierie de projet et la formation. Nous ne travaillons pas sur une thématique particulière, au contraire nous intervenons sur tous les champs : écologie urbaine, rénovation urbaine, développement économique, projets culturels… Dans notre approche l’enjeu essentiel pour la réussite des projets c’est l’ancrage au local. Car notre métier c’est avant tout la capacité à lire un territoire, à identifier des acteurs et à les mettre en mouvement. Ce sont eux les experts de leur territoire, notre travail est de manager leur coopération.

Apriles : Concrètement, quelles sont vos réalisation ?
A. B :
Nous répondons à des marchés publics un peu partout en France. Cela nous amène notamment à conduire des études sur la participation des acteurs ou à travailler sur les enjeux de développement économique. On travaille par exemple sur des projets de Contrat Ville : on mobilise alors des acteurs très variés (conseils généraux, région, Etat, entreprises, agglomération, communes, habitants) pour travailler ensemble sur un projet de territoire. Comme ça a été le cas lorsque nous avons organisé les assises du Grand Paris de Plaine commune. Nous travaillons également sur des projets de concertation : là on est souvent sur un triptyque collectivités/bailleur social/habitants. L’idée est alors de mettre tout le monde d’accord sur un projet de programmation urbaine. C’est par exemple ce qu’on a fait avec la Fabrique citoyenne à Rennes, une démarche participative pour construire la ville avec chacun.
A côté de ces marchés publics, on lance nos propres initiatives. On organise par exemple régulièrement en Seine-Saint-Denis les Mercredis gourmands : un jeune entrepreneur présente son idée et ses challenges, des experts du territoire réfléchissent collectivement et lui proposent des solutions, le tout autour de mets raffinés cuisinés par un chef.

Apriles : Vous faites le pari de l’intelligence collective en somme ?
A. B :
Complétement ! Aujourd’hui les problématiques sont complexes et imbriquées les unes dans les autres. Du coup, personne n’a individuellement la bonne solution. Nous avons donc besoin des uns et des autres pour proposer une solution viable et pérenne.

Apriles : Pourquoi cela constitue un enjeu pour vous aujourd’hui ? Il y a un manque de synergie sur les territoires ?
A. B :
Nous sommes dans une culture qui fonctionne énormément en silo, où chacun avance dans son coin. Il y a par ailleurs un phénomène d’hyperspécialisation : on est très pointu sur des sujets particuliers, il est donc de plus en plus compliqué de dialoguer. En effet, on a souvent une approche technique des sujets. Cette approche, qui est nécessaire mais pas suffisante, nous mène souvent à éluder les fondamentaux sans lesquels les solutions ne peuvent émerger : quelles sont les problématiques du lien de confiance ? Quels sont les leviers de l’engagement ? Ceux de la motivation ? En quoi la gestion de projets, devenus aujourd’hui complexes et pluri acteurs, n’est plus la gestion de projets d’hier ? Du coup il me semble qu’un paramètre essentiel pour réussir à travailler ensemble a été éludé : l’humain. On a oublié les mécanismes individuels et interpersonnels. Sans grilles de lectures permettant de comprendre quels sont les moteurs des individus, les moteurs d’un collectif, les mécanismes de groupe, on ne peut pas travailler ensemble.

Apriles : Vous créez donc des espaces de rencontre pour créer les conditions de la coopération?
A. B :
Nous travaillons à réunir des acteurs qui ont des intérêts communs et des motivations profondes. En fait, on est un peu le Meetic du développement territorial.
De manière schématique, la première phase consiste à identifier les acteurs de façon individuelle et à comprendre qui ils sont, quel est leur champ d’action, quelle est leur appréhension du contexte, des acteurs et des jeux d’acteurs. Cela nous permet également de comprendre quelles sont leurs motivations personnelles profondes. C’est une phase essentielle car souvent les leviers pour débloquer les verrous ne nécessitent pas l’application de choses très techniques, mais plutôt un travail sur les peurs, les envies, les désirs.
Après cette première phase, nous créons des espaces de parole qui vont avoir différentes fonctions au regard des projets et de l’état des lieux du jeu d’acteur. Ça peut être des espaces de médiation ou des espaces de partage, cela dépend vraiment de la situation.
Mais ce n’est pas suffisant en soi. Lorsqu’on arrive à réussir ce tour de force de réunir des acteurs très différents, il n’y a souvent pas de pilote dans l’avion. Un acteur légitime n’est par ailleurs pas forcément un acteur légitimé : cette nuance est majeure. Donc, si on veut travailler ensemble il faut se mettre d’accord sur les règles du jeu et les accepter collectivement. C’est la condition pour faire émerger une vision partagée. C’est la première marche à partir de laquelle on va pouvoir construire. En fait l’idée c’est de passer de l’individuel, au collectif, puis au collaboratif. Le but n’étant pas de travailler ensemble, mais d’apprendre à mieux travailler ensemble. C’est pourquoi il est essentiel de proposer des espaces de partage où la confiance va se tisser.
Pour cela il faut créer les conditions d’échange entre des acteurs qui sont inégalement dotés. Pour rétablir l’équilibre, on change donc les règles en proposant d’autres formes de langages. Par exemple, quand on réunit des experts et des habitants pour travailler sur l’égalité femme-homme, on utilise des lego. Ainsi, on essaye de créer des « safe spaces » où la parole est libre, où il n’y a pas de questions de jugement. En ce sens on fait toujours de la pédagogie du détour : on ne rentre jamais frontalement sur les sujets afin d’inviter les gens à sortir de leur posture pour être productifs.
On croit aussi fortement que pour ancrer les idées il faut passer par l’émotionnel. On cherche donc toujours à faire vivre des expériences, comme c’est le cas avec les mercredis gourmands.

Cependant, si j’ai une certitude, c’est qu’il n’existe pas de modèle permettant de susciter la collaboration. Lorsqu’on travaille avec l’humain, ce qui marche quelque part ne va pas forcement marcher ailleurs. En matière de développement local je ne crois donc pas aux modèles, mais plutôt aux principes. Ces principes fondamentaux que j’exposais tout à l’heure et sur lesquels on peut s’appuyer : identifier les leaders locaux, créer une démarche d’adhésion à partir des motivations individuelles, passer de l’individuel au collectif au collaboratif, travailler sur les questions de postures… Ces principes sont autant de points de repère qui nous permettent d’analyser ce qui ne va pas quand ça ne marche pas.

Apriles : Quel est votre parcours ?
A. B :
Je viens du monde de la musique. J’ai fait mes classes dans l’entreprenariat en ouvrant des squats pour organiser des concerts à l’époque où le monde du rap était émergent. A côté, j’ai fait des études de socio et d’urbanisme qui m’ont donné le goût d’apprendre et de contextualiser. J’ai eu récemment l’occasion de compléter ma formation d’une spécialisation sur l’Ess et l’innovation sociale. Du coup j’ai un pied dans la réflexion et un pied sur le terrain. Ensuite j’ai eu l’opportunité d’être repéré pour participer à une formation sur l’empowerment au Canada. Là-bas, j’ai rencontré des gens du monde entier qui m’ont raconté ce qu’ils faisaient dans leurs quartiers. J’en ai pris plein les yeux.

Apriles : Qu’est-ce qui vous amené à créer MUSE D. Territoires ?
A. B :
MUSE D. Territoires a permis de donner une direction à mon parcours qui pouvait sembler sans queue ni tête. Au retour du Canada, avec deux amis nous avons créé l’association Action Vert l'Avenir qui avait vocation à créer des jardins partagés et à ramener la nature en ville. On n’y connaissait pas grand-chose à l’époque. On a mis en place des actions à Paris et en Ile de France, ça a marché du tonnerre. On rencontrait des élus, on mobilisait les habitants. On ramenait notre ADN dans cet univers tout en appliquant ce qu’on avait appris au Canada. Notre force c’était que concrètement, on mettait les gens autour de la table, des gens qui habituellement ne discutaient pas entre eux, et ça produisait des résultats. On s’est alors rendu compte que c’était un métier à valoriser.
On a donc créé MUSE D. Territoires. On a alors appris tout en faisant, d’ailleurs c’est toujours le cas aujourd’hui. C’est ça qui est intéressant : on n’arrive pas avec des idées préconçues sur la bonne manière de faire.

Apriles : Aujourd’hui quels sont vos projets ?
H. B :
On lance Numeriz dans le collège Léon Blum à Villiers-Le-Bel dans le Val-d’Oise. Pour ce projet, nous formons les jeunes au numérique et aux médias, puis avec leurs smartphones ils vont recueillir la parole des élus, des habitants, des professionnels… Ils la restituent ensuite sur une plateforme en ligne, sur laquelle ils s’approprient leur ville.
Cela permet aux professeurs, toujours dans l’idée de pédagogie du détour, de les faire travailler sur des sujets précis à travers des micro reportages par exemple. Ça a donc un impact sur l’équipe pédagogique qui change sa façon de travailler, mais aussi sur les jeunes qui changent de postures, s’entrainent à mieux parler, viennent bien habillés en cours… En fait, ça créé une dynamique dans laquelle les jeunes produisent de la connaissance et sont écoutés. Et cela a une vraie valeur pour la ville. L’enjeu aujourd’hui c’est de décliner cette action sur d’autres territoires. On cherche des financements en ce sens.
Sur le même modèle, on va lancer des ballades en vélo sur des territoires en rénovation urbaine. Les habitants accrocheront leur smartphones sur leur vélo pour filmer et commenter leur quartier.
Ce qu’on souhaite par ailleurs, c’est créer des agences locales MUSE D. Territoires. Car l’enjeu pour nous réside vraiment dans l’ancrage au local. Or, s’imprégner d’un territoire demande beaucoup de temps, l’idée c’est donc de s’y installer.

Apriles : Pensez-vous que les difficultés actuelles, la crise que nous traversons nous poussent à innover ?
A. B :
Je crois beaucoup en ça. On est obligé de réinventer des modèles. On voit bien qu’un nouveau cycle émerge. Les modèles entrepreneuriaux évoluent, tout comme la façon dont les collectivités fonctionnent et la place qu’elles donnent à leurs citoyens. Il y a donc aujourd’hui plein de choses à réinventer. Mais il faut avoir l’humilité de se dire que nous n’avons pas les réponses. C’est pourquoi j’aime bien parler de démarche apprenante : aujourd’hui on est obligé d’arpenter des chemins qui ne sont pas balisés.

Apriles : MUSE D. Territoires est en fait un laboratoire de l’intelligence collective ?
A. B :
En effet. On aborde les choses avec beaucoup de confiance et d’optimisme. Ce qu’on peut garantir ce sont les méthodologies que l’on déploie et l’enthousiasme que l’on va y mettre. Ensuite, l’enjeu lorsqu’on part du local c’est comment un projet va être porté ensemble. Le chemin que l’on va faire ensemble est toujours beaucoup plus important et au moins aussi riche que le résultat.
Mais du coup, cela implique une exigence de mesure. Dès le départ, il faut définir des indicateurs partagés pour évaluer la réussite de ce que l’on va faire. On ne sait pas où l’innovation va nous mener, par contre on a besoin de savoir si ça marche ou pas. Ce qui pour certains constitue un choc culturel, car il existe de vraies crispations vis-à-vis de ça.
En tout cas, l’innovation est nécessaire et obligée. Ceux qui n’innovent pas disparaitront.

Apriles : Le mot de la fin ?
A. B :
C’est une phrase que j’aime bien répéter : Ceux qui agissent trouvent des moyens, ceux qui ne font rien trouvent des excuses.


Propos recueillis par Joachim Reynard